Introduction
L’école de langue française occupe une place importante dans la lutte pour la survie des langues et des cultures françaises et acadiennes en milieu minoritaire francophone au Canada (Deveau, Landry et Allard, 2006; Martel, 2001). Or, Martel (2001) indique qu’à l’échelle du pays, seulement 54,4 % des enfants de parents ayants-droit fréquentent des écoles de langue française. Il y a donc une proportion importante de couples ayants-droit qui ne choisit pas l’école française pour leurs enfants. En outre, même lorsque ces couples optent pour l’école primaire francophone, il y a un nombre important d’adolescents qui choisissent, seuls ou avec leur famille, de quitter le système francophone lors de la transition vers le secondaire. En Ontario, par exemple, entre la 8e et la 9e année, les écoles de langue française perdaient, en 2004, 9,6 % de leurs effectifs, soit 632 élèves. Les écoles de langue anglaise, pour leur part, connaissaient un gain de 6,5 %, soit 9 726 élèves, lors de cette même période de transition (Ministère de l’éducation de l’Ontario [MÉO], 2006). Ces constats montrent l’intérêt de s’interroger sur les façons non seulement d’attirer davantage d’élèves dans les écoles de langue française, mais aussi de les y inclure de telle sorte qu’ils développent un fort sentiment d’appartenance et persévèrent jusqu’à la fin de leurs études secondaires.
Selon Dalley et Saint-Onge (2008), « l’inclusion à part entière [des élèves] ne peut se faire que sur la base d’une compréhension accrue de leur réalité » (p. 139). Bien sûr, accroître la compréhension de la réalité des élèves implique que l’on s’intéresse davantage à leur point de vue. Cependant, jusqu’à présent, relativement peu d’études (Allaire, Michaud, Boissonneault, Côté et Pounthioun, 2005; Tremblay, 2007) s’intéressent au point de vue des jeunes en ce qui concerne la qualité de leur expérience scolaire en milieu minoritaire, et celles-ci ciblent surtout le phénomène du décrochage scolaire. Si le décrochage scolaire renvoie au fait de quitter les études avant l’obtention du diplôme secondaire, certains auteurs en Ontario ont récemment établi un parallèle entre ce concept et le choix des jeunes francophones, à la fin du primaire, de quitter l’école française afin de poursuivre leurs études au niveau secondaire dans une école anglophone. Ils qualifient alors ce choix de « décrochage culturel ». Depuis que cette expression a été proposée, elle semble gagner en popularité parmi les chercheurs et les agents d’éducation ontariens, et même dans les médias (Allaire et al., 2005; Boissonneault, Michaud, Côté, Tremblay et Allaire, 2007; Fédération de la jeunesse franco-ontarienne [FESFO], 2006; MÉO, 2006; Michaud, Boissonneault, Côté, Tremblay et Allaire, 2008; Patrimoine canadien, 2006; Radio Canada, 2011; Tremblay, Côté, Boissonneault, Michaud et Allaire, 2007; Tremblay, 2007).
Lors d’un sondage (note 1) sur les choix scolaires que nous avons effectué auprès d’élèves d’une école secondaire en milieu minoritaire du Centre-Sud de l’Ontario, en avril 2010, nous avons introduit le terme « décrochage culturel » à un groupe d’élèves de 8e année. Les réactions de ces derniers se sont avérées très fortes : plusieurs n’étaient pas d’accord avec le fait qu’on utilise cette expression pour désigner un élève qui choisit de quitter l’école de langue française pour s’inscrire dans une école de langue anglaise et ne voudraient certainement pas être étiquetés de décrocheurs culturels. Lorsque nous avons demandé pourquoi, une élève a répondu : « Comment peut-on décrocher d’une partie de nous? » (Notes de terrain, 28 avril 2010). Et puisque les autres élèves ont fait signe qu’ils acquiesçaient à ce commentaire, cette expression nous est apparue particulièrement inappropriée. Il nous est alors devenu apparent que celle-ci représentait une seule conséquence possible du choix scolaire d’une langue de scolarisation autre que le français : l’assimilation. De plus, les réactions des élèves nous ont convaincue que ce terme dénotait un manque de confiance et de respect envers leur choix.
À la suite de cet incident, nous nous sommes interrogée sur le bien-fondé de l’utilisation de « décrochage culturel » : à quelles réalités renvoie cette expression? S’agit-il d’un facteur en cause dans le processus de choix scolaire ou d’une conséquence du choix de poursuivre ses études dans une école anglaise? Étant donné son association au concept de décrochage scolaire, la notion de décrochage culturel n’est-elle pas trop négative? Vient-elle embrouiller le tableau? Vient-elle culpabiliser les élèves? Qui plus est, selon une perspective bourdieusienne (Bourdieu, 1982; Bourdieu et Passeron, 1970), l’utilisation de ce terme revient-elle à une forme de violence symbolique imposée sur un groupe dominé d’élèves? À notre avis, le premier pas vers la rétention des effectifs dans les écoles de langue française au niveau secondaire en milieu minoritaire est de mieux comprendre le processus de choix scolaire que vivent les parents et les élèves eux-mêmes. Quelle est donc vraiment la contribution du décrochage culturel dans ce processus?
Ainsi, dans le cadre de cet article, nous nous attarderons d’abord aux écrits qui traitent du décrochage culturel. Il s’agit de déconstruire ce concept et d’examiner quelles significations les chercheurs et les agents d’éducation ontariens accordent à cette expression. Ensuite, nous examinerons les écrits concernant le choix scolaire en tant que processus parental, d’une part, et de processus familial incluant la participation de l’enfant, d’autre part. Enfin, nous discuterons de la pertinence du concept de décrochage culturel dans le processus de choix scolaire des jeunes ontariens. Mais auparavant, il convient de décrire brièvement la méthodologie utilisée dans la recherche documentaire et d’établir le cadre d’analyse de la documentation recensée.
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Méthodologie de recherche documentaire et cadre d’analyse
Mieux comprendre le phénomène de choix scolaire et obtenir une définition claire du terme « décrochage culturel » n’est pas une tâche simple. Pour ce faire, nous avons opté pour une analyse de contenu des documents existants dans le domaine académique et professionnel. Ces documents ont été répertoriés à l’aide des portails de recherche ERIC (Wilson) et Scholars Portal, deux portails qui ont accès à de nombreuses bases de données en éducation et sont accessibles sur le site web de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa. Les mots-clés suivants ont été utilisés pour effectuer la recherche : choix scolaire/school choice, parent, élève/student, famille/family, années de transition/transition years/school transitions, dérochage/dropout, décrochage culturel/décrocheur culturel/cultural dropout. Avec ces mots-clés, plus de 40 articles scientifiques ont été repérés. Une recherche additionnelle dans Internet avec les mots clés « décrochage/décrocheur culturel », en plus de la consultation des sites de la FESFO et du MÉO, a permis d’ajouter à la liste plus d’une vingtaine de rapports de recherche, documents de politique et documents de vulgarisation supplémentaires (note 2).
L’examen du contenu de ces documents a fait émerger plusieurs thèmes pertinents abordés dans les études sur le choix scolaire. Ces thèmes permettent de mieux cerner les données théoriques et empiriques susceptibles de supporter ou non le concept de décrochage culturel. Ainsi, les écrits recensés peuvent se classer en deux catégories principales selon qu’ils s’intéressent au processus de choix scolaire parental ou familial. Dans les écrits sur le choix parental, les thèmes représentent une variété de facteurs qui viennent influencer les parents qui s’apprêtent à choisir une école pour leur enfant tels que le statut socioéconomique, la mentalité de consommateurs et le magasinage d’écoles, la réussite scolaire des élèves, le rôle de la culture et le bilinguisme. Dans les écrits qui traitent du choix scolaire comme processus familial, les thèmes abordés incluent principalement l’influence des parents, l’influence des amis et des pairs et les facteurs linguistiques et culturels. Ces thèmes serviront de cadre d’analyse pour évaluer la pertinence de l’utilisation de l’expression « décrochage culturel », d’apparition récente dans la littérature sur le choix scolaire des enfants en milieu minoritaire francophone en particulier.
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La notion de « décrochage culturel »
À notre connaissance, la notion de « décrochage culturel » fait son apparition au cours des années 1990. La première mention écrite de ce type de décrochage provient d’un mémoire de la FESFO présenté à la Commission royale sur l’éducation de l’Ontario en décembre 1993 (cité dans Lamoureux, 1995). Dans le cadre de ce document, le décrochage scolaire et culturel figure parmi les « sept aires critiques en éducation ». Qui plus est, Lamoureux (1995) explique que pour la FESFO,
la question du décrochage de l’école secondaire franco-ontarienne pour se diriger vers les écoles de langue anglaise est aussi importante sinon plus que le décrochage scolaire. Afin de pallier au décrochage culturel, [les membres de la FESFO] affirment que l’on doit agir simultanément sur trois volets : la vie académique, les réalités sociales et le sens d’appartenance à la communauté scolaire. (p. 10)
Par la suite, on constate que le MÉO, Patrimoine canadien ainsi que plusieurs chercheurs qualifient de plus en plus les élèves francophones qui choisissent de fréquenter une école de langue anglaise de « décrocheurs culturels », une expression qui semble impliquer que ces derniers abandonnent complètement la langue et la culture françaises (Allaire et al., 2005; FESFO, 2006; Frenette et Quazi, 1997; Lamoureux, 1995; MÉO, 2006; Patrimoine canadien, 2006; Tremblay, 2007).
La plupart des écrits sur le décrochage culturel découlent d’une étude sur le décrochage scolaire, c’est-à-dire l’abandon des études secondaires avant l’obtention du diplôme (Allaire et al., 2005; Ferguson et al., 2005; Tremblay, 2007). Allaire et ses collaborateurs (2005, p. 20) identifient quatre catégories de jeunes qui décrochent de l’école au niveau secondaire : l’étudiant à risque (étudiants identifiés à risque de décrocher), le raccrocheur diplômé (l’élève qui reprend ses études après avoir décroché), le décrocheur général (le jeune qui abandonne ses études secondaires), et le décrocheur culturel (celui qui transfère d’une langue de scolarité à une autre). Ainsi, le « décrochage culturel » peut aisément être perçu comme un problème important étant donné son association au phénomène du décrochage scolaire dont les causes sont souvent reliées à une expérience scolaire jugée insatisfaisante par l’élève et dont les conséquences économiques et sociales, largement documentées, sont des plus sérieuses. Même si Allaire et al. (2005) ne concluent pas que les élèves « décrocheurs culturels » choisissent l’école anglaise parce qu’ils rejettent la francophonie, ces auteurs affirment que ces jeunes choisissent une telle école pour s’assurer ce qu’ils perçoivent comme un meilleur avenir : travailler en anglais, étudier en anglais au niveau postsecondaire, et ainsi de suite. Cette équipe de chercheurs a publié plusieurs articles sur le phénomène du décrochage scolaire en Ontario français (Allaire, 2005; Allaire et al., 2005, Boissonneault, Michaud, Côté, Tremblay et Allaire, 2007; Michaud, Boissonneault, Côté, Tremblay et Allaire, 2008; Tremblay, Côté, Boissonneault, Michaud et Allaire, 2007; Tremblay, 2007) qui confirment l’ampleur du problème, mais qui offrent très peu d’explications quant au processus du choix scolaire. Effectivement, Allaire, Michaud, Boissonneault, Côté et Pounthioun ont souligné à la fin de leur rapport de 2005 qu’il est impératif « que l’on fasse une étude plus approfondie du phénomène du décrochage culturel pour en mieux connaître les causes et les effets » (p. 53).
Les propos qui précèdent montrent que le décrochage culturel s’avère un concept encore relativement peu défini dont la validité reste à démontrer. Ceci est d’autant plus impératif puisqu’il fait déjà l’objet de controverse. En effet, Lamoureux (2007) se penche sur la question de transition de l’école secondaire à l’université et examine le choix des élèves francophones de la douzième année concernant la fréquentation d’un établissement postsecondaire. Cette étude démontre que le choix des élèves de fréquenter une université de langue anglaise n’est pas un « décrochage » de la francophonie. Au contraire, la chercheure souligne « l’importance de la capacité de l’étudiant à pouvoir reconstituer son capital social et culturel pour mettre à profit son capital linguistique » (p. 286) dans la poursuite de ses études. Il ne faut donc pas oublier que les jeunes Franco-Ontariens maîtrisent souvent deux langues ou plus et qu’en choisissant une langue de scolarisation, ils ne rejettent pas forcément leurs autres langues.
En somme, devant la nouveauté du concept de décrochage culturel, son association à celui de décrochage scolaire et le flou qui entoure sa définition, particulièrement en termes de causes et effets, de même que la controverse qu’il suscite déjà, il est permis de se demander quelle est la pertinence et l’apport de ce concept dans la compréhension du processus de choix scolaire que vivent les jeunes en milieu minoritaire francophone au Canada. Un examen plus approfondi de ce processus s’impose donc ici.
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